jeudi 4 juin 2009

Chapitre VI b : la Terre 2132

Il était une fois... la Terre. Plus de cent ans dans notre futur.

Une Terre globalisée, normalisée, maîtrisée. La science y a fait des progrès gigantesques. On y avait découvert le Traitement, l'élixir d'immortalité ; désormais, plus personne ne meurt sans que l'Etat hégémonique n'ait donné son accord.
Le crime n'existe plus. Le vol n'existe plus. La propriété n'existe plus. Le rap n'existe plus. Les Anglais continuent à produire du rock aseptisé pour des iPods incorporant un petit trou noir, permettant de stocker tout un univers de la même musique.
Les naissances sont bien évidemment contrôlées, pour éviter que l'humanité ne dépasse une population de pi milliards d'individus.

Sur cette Terre, les livres d'étude du passé énoncent que le 6 mai 2011, l'Eveil mondial avait eu lieu. L'Eveil du Désordre. L'Eveil du mal.
Dans un magma informe de relations de causalité, les rues du monde entier s'étaient rebellées contre leurs gouvernants, le jour où les volcans avaient craché leurs plus terribles malédictions, tandis que les morts étaient revenus à la vie pour manger des cerveaux, que les portes de l'infra-monde avaient libéré elfes, fées et gobelins, que les dinosaures sortaient des musées pour récupérer soixante-cinq millions d'années de nourriture, que Zeus et Odin revinrent se battre pour une chope d'ambroisie, que les jeunes sortant d'écoles de commerce prestigieuses se retrouvaient au chômage... Le jour où la population mondiale a diminué de moitié. Le jour de l'Eveil.

Des mois de carnage qui suivirent, un nom était ressorti. Je ne peux le nommer ici, de peur que quelqu'un ne le tue aujourd'hui alors qu'il n'est encore qu'un enfant ou n'altère le cours du destin d'une façon ou d'une autre, je l'appellerai donc Monsieur K. Dans les livres d'étude du passé, on le nomme bien entendu par son vrai nom. Après tout, c'est le dirigeant du monde.
Monsieur K a surgi avec une armée. Ce qui était le lot de milliers de petits seigneurs de guerre et chef de clan, humains ou non, à l'époque.

Ce qui a rendu son cas exceptionnel, en vérité, ce fut sa victoire. Personne ne sait pourquoi ni comment exactement (était-ce ses bombes logiques ? Ses fusils à mathématiques ? Ses grenades cartésiennes ? Les boucliers de doute ? La loi Hadopi ?), mais il a bel et bien réussi à repousser les forces de chaos loin de la Terre.


Plus de désordre.

Plus de mensonge.

Et plus d'histoires, bien sûr.

En quelques années, l'humanité fut satisfaite, et le mal éradiqué. On avait compris le monde et ses lois. La planète était enfin uni sous un seul gouvernement sans frontière, et on commençait à essaimer les premières étoiles. Les fous, les dangereux, étaient mis à mort ; les quelques personnes qui ont protesté à ce moment n'ont pas été inquiétées ni torturées ni emprisonnées, on leur a juste refusé le Traitement. Il suffit de survivre à ses opposants...

Adoncques il advint qu'un jeune homme, un vagabond, un simple d'esprit, vivait encore dans la dernière montagne d'Asie centrale.
Ses parents étaient morts, abattus proprement et sans souffrance pour permettre à une famille d'Afrique d'avoir deux enfants. Le Gouvernement en avait décidé ainsi. L'enfant encore dans ses couches avait été recueilli par une ancienne tribu nomade, qui vivait maintenant dans la Ruche 304D de K-ville Est 43, secteur Phi, avec les descendants de leurs ennemis ancestraux, sans qu'aucune inimitié ne vienne troubler la vie de la Ruche. L'enfant grandit, perturbé. Sans rien en montrer. On en avait déduit qu'il devait être retardé, il serait dans les premiers sur la liste de roulement vital. Il était un peu fou, l'Etat mondial n'était pas encore parfait, l'Eveil n'avait pas totalement disparu... Il parvint à franchir la dernière porte de fées avant qu'elle ne referme définitivement ses mystères. Il était revenu sur les terrains de chasse ancestraux.


Seul, dans la montagne, il avait appris à survivre. Il connaissait l'esprit des cours d'eau, il cueillait des baies, chassait la rare faune survivante, fuyait les géomètres occasionnels. Il apercevait de petits lutins de temps en temps, au début. Puis ils disparurent. Le jeune homme vécut là plusieurs années, souvent malade, toujours souffrant. Asocial et dérangé. La montagne, anomalie dans le paysage, était progressivement détruite à coup d'explosifs. Les géomètres et sapeurs se faisaient plus nombreux. La destruction totale aurait lieu dans le mois, comme il l'entendit.
Le jeune ermite se recueillit en lui-même, dans les éboulis les plus récents.

Une idée germa dans son esprit embrouillé. Une croyance. Un espoir.

Il grimpa au sommet de sa montagne. Ascension dangereuse, pentes fragilisées, mont instable.
Il parvint au sommet de sa montagne. Il s'agenouilla.
Et il pria trois jours et trois nuits le Dieu de sa montagne de la protéger. Il y croyait.
Il ne répondit pas.

Alors il pria le Dieu des cours d'eau, de la forêt, des animaux. Il y croyait.
Il ne répondit pas.

Alors il pria le Dieu des petits lutins.. Les elfes. Le créateur ineffable des trolls et des géants disparus. Le Roi sous la montagne, la Reine des fées, le Marquis des fantômes, le Chef Guerrier des hobgobelins, Dracula... Il y croyait aussi. Et rien.

Il entendit au loin les explosions et les effondrements. La montagne allait s'abattre.

Il demanda alors l'aide des Dieux uniques du monde ancien, la Roue de la Réincarnation, les Ancêtres de ses Ancêtres, de Loki, de Thor, de Héra et des panthéons anciens et disparus. Il y crut. Silence céleste.

Il invoqua l'assistance du Prince des Mensonges, de Belzébuth, Azazel, des Puissances du Monde Souterrain, de l'Hadès, de l'Adversaire de toutes les religions. Personne.
Il sentit le sol tremblé sous ses genoux.
Désespéré, il invoqua tout ce en quoi l'humanité avait pu un jour avoir foi.
Il pria sa nation, sa famille, la CIA, le communisme, la science, la magie, le complot contre Kennedy, Barack Obama, François Mitterand, Charles Ingalls, Charles Manson, Paul MacCartney. Il implora la Dernière Boulangerie Ouverte dans le Coin, la Chaussette Retrouvée, les Clefs dans la Doublure de la Veste, la Réponse Donnée au Pif qui se Révèle Etre la Bonne, le Préservatif, il invoqua les noms cachés du Petit chaperon rouge, de Oui-Oui, de Hansel et Gretel, de Sangoku, de Papa Margouillat, de Tintin, de Batman, de Anansi l'Araignée.
A l'extérieur les milliards d'esprits de l'espèce humaine avaient perdu toute foi, tout mensonge, et tout espoir. Dans les veines du priant courait tout ce qu'ils avaient rejeté.



Et rien.
Alors que sa montagne s'effondrait enfin sous lui dans un tonnerre apocalyptique, l'ermite sans nom crut entendre un mot. Quelque chose comme "Fnord". Il avait dérangé l'ordre. Il allait mourir, mais il sut qu'il avait gagné.
***
A un demi-monde de là, Monsieur K., le sauveur du monde, se tenait comme toujours sur son trône électronique. Relié à des écrans implantés sous ses paupières, il visionnait, corrigeait, effaçait, approuvait télépathiquement des centaines de dossiers par seconde. Il n'avait pas dormi depuis l'Eveil. Le sommeil était désormais prohibé à tous par le Traitement.


Il était seul dans la Chambre du Trône, bien sûr. Comme toujours.
Monsieur K nota donc comme inhabituel l'arrivée de ce qui était visiblement un extraterrestre, grand, gris, gracile et nu, devant lui. Il semblait être apparu de nulle part.
"Vous êtes Monsieur K. ? Le dirigeant qui a amené l'harmonie presque totale à l'humanité, l'a débarrassée du mensonge et de la métaphore ?
- Je vois que ma réputation a fait le tour de la galaxie... C'est exact ! Oh !"

Monsieur K nota comme inhabituel le trou dans sa poitrine. Puis mourut.

"Bon cette fois-ci c'est la bonne." fit l'étranger à l'arme encore fumante dans la main. Qui se volatilisa.


***

Vers l'infini et l'au-delà ! Retournons vers John Lennon et Neil Pertelin parmi les ours, dans le
Chapitre VII - Le complot des plantigrades