mercredi 7 mai 2008

One day, part IV, dernière !

IV- Où l'on entre discrètement.

Alerté par ses sens améliorés, son empathie avec sa ville et des traces de laine arrachée, le Violonier se retrouva après quelques minutes d'investigation face à un gouffre béant inquiétant et sentant le pull-over. Les bords de l'ouverture étaient manifestement rongés par des dents larges et trop rondes pour être naturellement vouées à ce genre d'excavation, mais animées par une volonté inébranlable. Combien de moutons avaient déployé ici leur pugnacité ? Le musicien redoutait de le savoir avant longtemps. Il s'engagea néanmoins dans la noirceur du tunnel, son étui dans une main, son archet dans l'autre, et un rat nyctalope sur l'épaule.
Après quelques pas dans l'obscurité (était-ce cent mètres ? dix kilomètres ? avait-il atteint la Chine ?), le Violonier aperçut une lueur. Après quelques pas de plus, il vit la silhouette reconnaissable d'une sentinelle, un garde plus laineux que la plupart qu'il avait évités dans ses années de métier antérieures. Il sortit son instrument silencieusement, en cassa une corde puis, s'approchant de sa proie parmi les ombres, étrangla l'animal d'une main professionnelle. Il préférait la méthode plus esthétique de jouer un air si triste que la victime se suicidait de mélancolie, mais il ignorait si les moutons partageaient les faiblesses psychologiques de l'être humain pour l'art.
Quelques moutons et quelques portes plus tard, notre héros se retrouva au sommet d'une chaîne de montage un peu particulière. Son rat s'était réfugié dans sa veste, et il gardait ses doigts à porté des boutons secrets de son étui. Loin au-dessous de lui, un tapis roulant amenait chaque mouton à portée de machines complexes qui semblaient leur greffer de terribles armes chimico-mécaniques, le genre que fabriqueraient un savant fou expéditif. D'ailleurs, Psykaw discutait avec un mouton doté de bras mécaniques qui s'activait sur un boîtier de commandes du tapis roulant. Le Violonier n'entendait que les quelques éclats de voix qui lui parvenaient :
"...veux MAINTENANT ! ...plan... UNE SEMAINE !... diabolique... panique... armée... ...quérir LE MOONDE ! AHAHAHAHA !"

"Monsieur ? Veuillez me suivre, sans résistance, s'il vous plaît."
Le musicien sursauta. Il n'avait pas entendu l'arrivée des sabots. Un mouton, noir et plus grand que ses congénères, pointait sur lui une arme étrange adaptée à sa patte antérieur et qui ne laissait aucune ambiguïté quant à sa fonction première : éliminer les intrus.
Le Violonier était beau joueur, et savait s'avouer vaincu. Il le suivit donc, d'autant que ça paraissait une bonne occasion de visiter la base, plus vaste que ce que le musicien avait prévu. L'ovin les mena dans une série de couloirs, puis emprunta une porte semblable à toutes les autres. A l'intérieur, des murs nus, pas de fenêtre puisqu'ils étaient sous terre, un sobre bureau et une pile de papiers. L'humain reconnut un plan de la réserve d'eau de la ville, puis le mouton lui banda les yeux et le menotta, le tenant toujours en joue. Il entendit l'ovin tirer sa chaise et s'y asseoir en un froissement de laine.

"Je suis le Lieutenant Sheeponzalez Mérino, déclara le mouton, et je serai votre bourreau. Voyez-vous, monsieur le Violonier, nous autres moutons menons une vie dure, et ne voulons pas d'ennui particulier avec les humains de votre espèce... le genre à protester contre notre libération. C'est pourquoi je vais devoir vous tuer. Vous comprenez, maintenant que le Libérateur nous a offert la conscience, je ne peux plus supporter de savoir que mes enfants et tous ceux de notre espèce seront voués à être tondus, abattus et mangés...
- Hum, ne peut-on en discuter plus calmement ? Je ne suis pas responsable du système...
- Si ! C'est vous qui avez inventés les corporations qui nous vouent à ce sort funeste ! Et si ce n'est toi, c'est donc ton frère, ou quelqu'un des tiens. C'est donc à l'humanité de subir nos millénaires d'esclavage ! Votre espèce ne s'en tirera pas comme ça !
- Vous savez, les corporations n'hésitent pas à se servir de ses employés pour les tondre, les abattre et les digérer, alors... vous croyez vraiment qu'ils vont finir par vous prendre au sérieux ?
- Vous êtes intelligent, pour un musicien, mais une fois que nous aurons attaqué leurs intérêts financiers ici à New Montpellier, ils nous écouteront. Une fois que nous aurons détruit tous leurs actifs dans cette ville...
- Cette ville leur appartient totalement, Mérino. Il n'est pas un vendeur à la sauvette qui ne paie un tribut à une corpo. Vous n'arriverez jamais à détruire tous leurs intérêts.
- Toute cette ville, hein ? Vous nous mettez au défi de détruire toute cette ville ? Alors que nous venons de nous emparer des explosifs de la réserve militaire ? Vous plaisantez, j'espère."
Alors, le Violonier vit la destruction de New Montpellier défiler dans sa tête. Les tours s'effondrant... Les rares innocents et âmes charitables brûlant dans leur sommeil... Non, si quelqu'un devait détruire ce tas de fumier qu'on appelait New Montpellier, ce serait lui !
Brusquement, alors qu'il se savait dans la ligne de mire du lieutenant, il tapa du bout du pied dans son étui qui s'ouvrit et, les yeux bandés, les poignets attachés, s'empara du violon à l'intérieur. Dans un même mouvement fluide, alors qu'il entendait la détonation de son adversaire, il plongea sur le côté et appuya sur la gâchette secrète de son instrument. La balle qui en jaillit alors était d'un calibre interdit par les conventions internationales, et la puissance du recul fit taper la tête du Violonier contre la porte, à plusieurs mètres de là.
Le musicien entra dans un trou noir de plusieurs mesures. Une sirène retentit.

"Hey les gars ! On en a trouvé un ici qui semble pas... hey !"
Le Violonier ouvrit les yeux, attrapa le bras devant lui et donna un coup de poing dans le nez du... policier. Que faisait les flics ici, par l'enfer ? Deux autres apparurent dans l'embrasure de la porte. Ils finirent rapidement à terre. Bon. Il était temps pour le musicien de faire un inventaire. Tous ses membres étaient en état de marche, le mouton semblait l'avoir manqué... Ah. Non. Sous sa veste, au niveau de son cœur, le rat génétiquement modifié avait été réduit en bouillie par le rayon mortel de Mérino. Pauvre héros inconnu. Le Violonier mit son étui sur son dos, et avança dans le couloir, l'arme à la main.

Le grand hall de la chaîne de montage était en proie au chaos. Les flics avaient débarqué après avoir carrément fait sauter le toit, et certains renforts armés descendaient encore en rappel lorsque le musicien était revenu dans la pièce. Les balles sifflaient, courtes rafales entre forces de l'ordre et moutons luttant pour leur survie. Les bêtes se faisaient diviser, submerger. Quelques îlots de résistance causaient encore des victimes aux humains dans certains coins de la pièce, derrière des sacs de sable, mais leur situation était désespérée. C'était la fin du plan diabolique de Psykaw, pensa le Violonier. D'ailleurs... En repensant au docteur fou, il vit un tunnel s'enfoncer dans l'obscurité, derrière une vieille armoire métallique. Un très large tunnel. Psykaw n'était nulle part en vue. Il avait dû s'enfuir par là. D'un bond gracieux, le musicien atterrit à l'étage inférieur, face à l'entrée du tunnel, et s'y engouffra.

Quelques minutes plus tard, John Peacemaker tint le même raisonnement, et pénétra dans l'obscurité à sa suite.

V - Où l'on boum, on paf, on bang, on se bat en duel et on épilogue.

"Chef... Chef... Vous êtes sûr qu'on devrait aller par là ?
- Faites-moi confiance, caporal Heeker, vous serez le premier à botter les fesses de ce cinglé de psychopathe !
- Euh... d'accord chef mais ça commence à être sombre par ici...
- Vous avez peur de quoi, caporal ? Qu'un mouton géant attende dans le noir pour nous tendre un piège et vous dévorer tout cru ? Ahahaha !
- Ahahaha, chef ! Non, mais c'est juste que je... AAAAAAAAARGH !!!- Caporal ?... Sainte merde ! A l'assaut les gars !"

Le Violonier, lui, suivait les traces de pas humains sur un autre couloir du dédale de grottes.
Des pas... Puis une rivière. Puis une lueur. Puis une gigantesque salle souterraine.
Dans son dernier repaire, Psykaw n'avait pas perdu tout espoir. Certes, ses plans de conquête militaire semblaient compromis, et ses meilleurs éléments avaient disparu, sans doute assassinés par les oppresseurs fascistes, mais l'essentiel de son projet n'avait pas bougé. Il pouvait encore faire sauter la ville. Au milieu de ses dernières troupes, il eut une pensée pour tous les moutons tués pour la race humaine, pour tous ses amis d'infortune laineux, son lieutenant Sheeponzalez, Gros William qui lui avait servi de monture, et tous les gigots d'agneaux du monde. Il referma les mains sur la poignée du détonateur, prit une grande inspiration et

BANG !

"Fini de jouer, le cinglé ! Mets les mains sur la tête, tu es en état d'arrestation, et j'ai désormais le droit de t'abattre si tu te mets à jouer au petit malin !"
Peacemaker avait fait son apparition à son tour dans la caverne, et son tir avait désactivé le système de mise à feu ainsi. Seul, du sang de ses coéquipiers et de Gros William encore sur ses vêtements, il tenait le professeur et sa petite troupe de moutons de combat survivants en joue. Son pouce se contracta et

PAF !

Le Violonier rattrapa ensuite le corps de Peacemaker qui s'affaissait. Ce coup devait l'avoir mis hors de combat pour longtemps.

"Hum, expliqua le musicien au gardien de l'ordre inconscient. Laissons les flics en dehors de tout ça, les pauvres. Alors, Psykaw ? cria-t-il. Tu te rends ou tu comptes encore menacer ma ville ? Me mets pas de mauvaise humeur, après je deviens ronchon !
- Aha ! Tu te crois capable de me défier seul, le vagabond ? Mais regarde un peu, mes moutons en ont assez de leur vie d'esclave, loin de leurs herbages ! Ne méritent-ils pas leur liberté eux aussi ? Et ne mérites-tu alors pas de mourir, toi qui t'opposes à une si noble cause ?
- Mais tes moutons seront-ils plus rapides que mes balles ?"

Alors Psykaw porta la main au prototype qu'il avait pu volé au dépôt. Son nouveau laser. Il s'était entraîné au tir dans sa jeunesse, avec son père. Il était très bon, à l'époque. La crosse de l'arme lui rappela alors son enfance dans les champs. S'il était resté à la ferme...

Ses doigts se refermèrent sur l'arme.

Le Violonier, la main sur l'archet, l'autre sur le manche de son instrument, dévisagea le Strayton. Celui-ci soutint son regard sans ciller. Les deux hommes, portés par leurs destinées de chaos, se rencontraient pour la dernière fois. Le fracas de leurs flingues atypiques seraient les dernières notes qui résonneraient aux oreilles du plus lent.
L'un d'eux allait mourir, ils le savaient, et n'aurait pour tombeau que le trou même dans lequel avait lieu leur face-à-face ; la poussière de la caverne allait se teinter du sang d'un de ces deux marginaux.
On entendit la voix de l'ordre, à terre, pousser une faible plainte. Les moutons retenaient leur souffle.

Le Violonier ouvrit la bouche pour prononcer une ultime sentence. Psykaw dégaina. Les armes aboyèrent, deux coups rapprochés.

Peacemaker, à terre, vit les deux hommes reculer. L'un deux porta la main à sa poitrine et, dans une prière muette à des dieux sourds, s'effondra dans la poussière. Un autre mort valeureux au compte de New Montpellier.


Depuis la vie a repris dans la ville toxique. Les moutons, sous la pression des quelques mutants survivants et des notes retrouvées dans le laboratoire de Psykaw, sont devenus des citoyens partageant les droits civiques des humains (c'est-à-dire pas grand-chose) avec leurs propres restaurants et magasins d'alimentation. Les Abattoirs ont été reconvertis, mais certaines gargottes des quartiers les plus mal famés affichent encore du tajine au menu. John Peacemaker a été affecté à la protection rapprochée du Président, et recevra bientôt la médaille du mérite. Il a encore une bosse au sommet de son crâne, qu'il cache avec ses cheveux. Ce matin, il s'est aperçu qu'il devient chauve peu à peu. Dans la version de son histoire, il était seul dans la grotte et Strayton s'était envolé. Il raconte cependant avoir combattu à mains nues une armée d'ovins enragés.
Dans un petit carnet rouge, rangé dans le double fond d'un tiroir de son bureau personnel, il écrit ses mémoires. La page de ce jour est constellée de petites gouttes d'eau salée.
Nul n'a jamais revu le docteur maudit et le virtuose assassin.

Mais... en écoutant bien, au-delà des bruits des machines et des cris habituels, on entend encore parfois la nuit de New Montpellier résonner de la complainte d'un musicien pour un adversaire des temps anciens.

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